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DAKAR
Avec la récente implantation d’usines de farine de poisson au Sénégal, en plus des fabriques exportatrices de cette ressource, le petit pélagique se fait de plus en plus rare. Les femmes revendeuses et les transformatrices ont toutes les difficultés à mettre la main sur cette ressource, principal apport en protéine animale des Sénégalais. Faisant face à la concurrence de ces industries, l’activité de transformation risque de disparaitre sans compter toutes les difficultés pour les ménages modestes de s’approvisionner en poisson.
En cette après-midi du samedi 14 novembre, le quai de pêche de Hann fourmille. L’ambiance est très animée. Tous les acteurs attendent, sur le rivage, le débarquement des premières pirogues qui étaient en mer. Malgré l’odeur nauséabonde née du mélange des résidus de poisson avec des algues, des égouts et des rejets industriels sur la baie, les habitués des lieux vaquent tranquillement à leurs occupations. Les mareyeurs jouent à la belote en attendant l’arrivée des pirogues traditionnelles. Plusieurs camions stationnés attendent d’être chargés pour prendre la direction des usines de transformation des produits halieutiques pour l’exportation et celles de fabrication de farine de poisson. Depuis quelques années, ces fabriques de farine de poisson ont commencé à s’implanter au Sénégal. Ces dernières utilisent les petits pélagiques comme matière première pour fabriquer cette farine qui sert d’aliment de base aux poissons élevés dans le cadre de l’aquaculture, activité de plus en plus développée dans des pays comme la Chine mais aussi en Europe et même au Sénégal. Le poisson du riche dévore ainsi celui du pauvre. Les petits pélagiques sont la principale source de protéine des populations en Afrique de l’Ouest, spécialement au Sénégal. Selon une étude du Partenariat régional pour la conservation de la zone côtière et marine en Afrique de l’Ouest (Prcm), chaque Sénégalais consomme, en moyenne,20 kilogrammes de petits pélagiques par an.
Détournement de la consommation humaine vers la consommation animale
Du fait de la présence décès usines de fabrication de farine de poisson et des quantités dont elles ont besoin pour fonctionner, beaucoup de pêcheurs et mareyeurs ont choisi de travailler avec ces industriels pour y écouler les prises de petits pélagiques. Le Dr Moustapha Kébé, spécialiste en économie rurale et expert du Prcm, révèle qu’avec ces industries la ressource est menacée, car il faut cinq tonnes de petits pélagiques pour produire un kilogramme de farine de poisson. Cela se fait au détriment des femmes transformatrices de poisson ou tout simplement de l’approvisionnement des ménages. Dieynaba Sarr est appelée, au quai de pêche de Hann, mini-mareyeuse par ses collègues. Chaque jour, elle quitte son quartier de Castors et vient attendre le débarquement des pirogues pour avoir du poisson à revendre au marché. Cependant, de plus en plus, elle a du mal à mettre la main sur les petits pélagiques. Elle renseigne que les pêcheurs et grands mareyeurs préfèrent vendre l’essentiel des prises aux industriels et maintenant aux usines de fabrication de farine de poisson. Assise sur un pied en ciment sous le hangar du quai, sa bassine entre les pieds, cette femme âgée d’une quarantaine d’année espère désespérément avoir quelques poissons à revendre. «Les mareyeurs qui ont plus de moyens appellent les pêcheurs en mer au téléphone. Avant que ces derniers ne débarquent au quai, ils s’engagent à tout acheter pour revendre cela aux usines de poisson. Maintenant, il y a deux menaces contre nous : les usines d’exportation de poisson et les fabricants de farine de poisson», lance Dieynaba Sarr, mélancolique. Cette dernière qui a fait « plus de 10 ans dans le secteur entre Dakar, Mbour et Joal» martèle que la situation n’a jamais été aussi compliquée pour disposer du petit pélagique. Elle fait savoir qu’actuellement la caisse de petits pélagiques est échangée jusqu’à 50 000 FCfa entre Hann et le marché au poisson de Pikine ; ce qui exclut les femmes revendeuses et transformatrices. De ce fait, beaucoup de ménages à revenus modestes ont du mal à voir le poisson. Même le petit pélagique qui était plus accessible est presque hors de portée.
Risques sur la transformation de poisson
Non loin du quai de débarquement de Hann, on rencontre Mariama Ngom, revendeuse de poisson mais aussi transformatrice, qui s’active dans la préparation du poisson fumé. À notre passage à son lieu de vente, ce 18 novembre, elle nous assure que ces temps-ci, elle ne trouve que quelques poissons à revendre pour avoir juste la dépense quotidienne. Stoïque, la dame, en sueur, les habits imbibés par le liquide suintant de sa bassine coincée entre son bras droit et ses reins, avoue son impuissance à concurrencer ces acteurs qui ont « plus de moyens ». «Cela se comprend. Nous n’achetons qu’une caisse ou, des fois, des bassines pour revendre ou transformer, alors que les usines commandent en tonnes. Les mareyeurs ont ainsi intérêt à traiter avec eux», concède-t-elle d’un ton triste. Mariama Ngom constate que beaucoup de femmes transformatrices qui n’ont plus accès à la ressource ont abandonné cette activité. Évoluant dans le secteur depuis 2003, elle continue, pour sa part, de s’accrocher à son gagne-pain, refusant de jeter l’éponge.
Même si elle n’écarte pas la concurrence qu’imposent ces puissants acteurs, Mariama est d’avis que la principale cause des difficultés que rencontrent les femmes transformatrices réside dans la rareté du poisson. D’après elle, si le poisson n’était pas rare, elle et ses collègues pourraient tirer leur épingle du jeu et vendre aux ménages mais aussi avoir de quoi transformer. Dans son récit, Mariama Ngom se remémore, par intermittence et avec allégresse, de la bonne ambiance sur les quais de débarquement de poisson de Dakar il y a quelques années. À cette époque, à la fois si récente et si lointaine, «avec 300 FCfa, on avait un sceau rempli de petits pélagiques qui étaient même parfois donnés gratuitement par les pêcheurs». Hélée par une de ses collègues qui se plaignait aussi de la rareté du poisson depuis des mois, Mariama Ngom revient à la dure réalité du présent. Cette rareté de la ressource, accentuée par la concurrence des fabriques de farine de poisson, fait que ce produit est devenu un luxe dans les marchés pour les ménages à revenus faibles, ajoute la vendeuse.
Les acteurs du secteur ont fait le même constat. Babacar Sarr, secrétaire général de la Fédération nationale des mareyeurs du Sénégal, confie que 80% des débarquements des pêcheurs artisanaux sont constitués de petits pélagiques. Il a toutefois remarqué pour le regretter la rareté de la ressource causée, entre autres, par une surexploitation, l’exportation de cette espèce mais aussi par la concurrence des usines de production de farine de poisson qui accaparent toutes les prises au détriment des populations.
Les mareyeurs se frottent les mains et défendent les usines
Même si l’arrivée des usines de fabrication de farine de poisson n’est pas appréciée par beaucoup d’acteurs, les mareyeurs profitent, eux, de ce nouveau marché. Trouvé à la plage de Hann en attendant de faire le plein de poissons avec ses camions frigorifiques, le président de l’Union des mareyeurs et autres travailleurs du quai éponyme, Bara Ndour, reconnait qu’en termes de pouvoir d’achat des produits halieutiques, les usines d’exportation sont en haut de la pyramide et que les femmes transformatrices sont en bas de cette hiérarchie. À son avis, les ménages ne sont pas si menacés par les fabriques de farine de poisson, car s’il y a de bonnes prises, le marché local est suffisamment approvisionné. «Il faut savoir que nous, les mareyeurs, on préfère vendre directement aux usines d’exportation qui peuvent acheter des dizaines de camions. Chaque camion peut charger jusqu’à 160 caisses de poisson. Après, il y a le marché local, les usines de fabrication de poisson et les femmes transformatrices qui payent moins», explique Bara Ndour. Ce dernier n’est pas d’avis que ce sont les usines de fabrication de farine de poisson qui menacent l’approvisionnement en poisson des ménages mais aussi la pérennité de l’activité des femmes transformatrices. Pour lui, le véritable problème avec la pêche, c’est que nos côtes ne sont plus poissonneuses du fait de la surexploitation.
Côtes moins poissonneuses
«S’il y a vraiment assez de poisson, tout le monde est servi. Mais maintenant, le poisson se fait rare. C’est pourquoi c’est la loi du plus offrant. Mais souvent, le poisson utilisé pour la fabrique de farine n’est pas celui qui est consommé, même s’il s’agit du petit pélagique», explique président de l’Union des mareyeurs et autres travailleurs du quai de pêche de Hann. Il insiste sur le fait que, de juin à décembre, il y a souvent des problèmes d’accès aux ressources halieutiques au Sénégal parce que «la mer est moins généreuse». Bara Ndour renseigne qu’à chaque débarquement il peut vendre 500 à 700 caisses de petits pélagiques aux usines, notamment pour l’exportation. En cas d’abondance, il dit que la caisse du petit pélagique peut coûter entre 5000 et 6000FCfa. Actuellement, la caisse s’achète entre 20 000 et 35 000 FCfa.
Le patron des mareyeurs de Hann est confirmé par Daouda Diop, un jeune mareyeur de 34 ans qui s’active dans le secteur depuis 10 ans. Pour ce dernier, avec des commandes estimées à des centaines de tonnes, les fabriques de farine de poisson attirent davantage que les autres. Il révèle que ces usines achètent le kilogramme de petit pélagique souvent entre 3500 et 4500 FCfa. Les représentants de ces usines viennent rarement au niveau des quais de pêche. Daouda révèle que ce sont les mareyeurs qui se déplacent même avec les camions frigorifiques remplis de caisses de petits pélagiques jusqu’aux usines qui sont implantées entre Diamniadio, Joal, Kayar et Saint-Louis. Même argumentaire chez Ibrahima Ndiaye qui travaille avec ces fabriques de farine de poisson depuis trois ans. «Les usines de fabrication de farine de poisson et les industriels exportateurs ont besoin d’une grande quantité de poisson alors que les femmes transformatrices n’achètent qu’au détail. C’est pourquoi elles ont des problèmes d’approvisionnement», soutient Ibrahima Ndiaye. Dédouanant les fabriques de farine de poisson, ces mareyeurs pointent tous du doigt la rareté du poisson qui fait que les femmes transformatrices et les revendeuses ont du mal à pouvoir payer le prix demandé. Ce qui est constant, c’est que les ménages doivent débourser plus afin de pouvoir déguster le petit pélagique appelé « yaboye » et qui donne du goût au fameux « thiéboudieune » dont raffolent les Sénégalais !
Les spécialistes attirent l’attention des autorités sur le phénomène
Lors d’une séance d’information sur la gouvernance des petits pélagiques en Afrique de l’Ouest organisée par le Partenariat régional pour la conservation de la zone côtière et marine en Afrique de l’Ouest(Prcm), le 16 septembre 2020, la question de la rareté du petit pélagique a été débattue. Le Dr Moustapha Kébé, spécialiste en économie rurale, avait souligné, à cette occasion, qu’avec les industries de fabrication de farine de poisson pour le développement de la pisciculture, on procède à un détournement de la consommation humaine vers la consommation animale. Avec la «concurrence déloyale» de ces industries, disait-il, les femmes transformatrices n’ont plus accès aux petits pélagiques, de même que beaucoup de ménages. Le spécialiste d’indiquer qu’avec ces industries, la ressources est menacée. De ce fait, l’ancien coordonnateur du Programme de recherche sur les aspects socioéconomiques de la pêche au Centre de recherche océanographique de Dakar-Thiaroye de l’Isra (Crodt-Isra) a demandé l’arrêt de toutes les autorisations d’installation d’usines de fabrication de farine de poisson au Sénégal.
Le phénomène est observé un peu partout dans le monde. D’après une étude, plus d’un quart des captures mondiales sont ainsi transformées en farine et en huile pour nourrir de plus en plus de poissons et de crevettes d’élevage «avec le développement de l’aquaculture intensive pour satisfaire les besoins toujours plus grands des plus riches».
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1,3 million de tonnes de pélagiques capturées en Afrique de l’Ouest par an, dont 28% au Sénégal
Selon le Mauritanien Ahmed Senhoury, Docteur en Génie littoral et expert du Prcm, dans la zone ouest-africaine, il y a une quantité annuelle de 2,2 millions de tonnes de petits pélagiques. Sur cette quantité de petits pélagiques, 1,3 million de tonnes sont capturées chaque année. Aussi, 28% de ces captures sont réalisées au Sénégal où environ 600 000 personnes vivent de la pêche. Au Sénégal, l’économie des petits pélagiques est estimée à environ 100 milliards de FCfa, selon le Prcm. Cette espèce assure aussi l’essentiel des besoins en protéines animales des Sénégalais, d’après les données du Prcm.
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ALASSANE SARR, AGENT TECHNIQUE DES PÊCHES
«Ces usines ont des agréments»
Alassane Sarr, agent technique des pêches en service au Poste de contrôle des pêches et de la surveillance de Hann, admet qu’avec l’avènement des usines de fabrique de farine de poisson, les femmes transformatrices sont dans le dur. «Nous avons remarqué de plus en plus une rareté du poisson au niveau des femmes transformatrices qui n’ont plus suffisamment de matière première», dit-il. Alassane confirme que les mareyeurs vendent le poisson aux usines ; ce qui leur est plus rentable, même si les espèces de faible qualité sont aussi achetées par ces fabriques alors que les femmes revendeuses et transformatrices choisissent la meilleure qualité. Concernant le travail de ces usines, il affirme «qu’elles sont toutes réglementaires et ont des agréments». L’agent technique des pêches rappelle que c’est la Direction des industries de transformation de la pêche (Ditp) qui est chargée de gérer ce secteur et qu’en fonction du contexte, elle peut toujours faire le suivi de ces usines et faire des recommandations. Cependant, de manière générale, il explique qu’ils ont noté que les débarquements de petits pélagiques ont baissé cette année. C’est ainsi que le ministre des Pêches a pris un arrêté pour imposer un arrêt, à certaines heures, en vue de permettre à ces espèces de se reproduire. Alassane Sarr avance aussi une autre raison :les espèces comme les petits pélagiques« migrent » de plus en plus vers les côtes mauritaniennes et vers d’autres pays.
Le Soleil
